Derrière le badwill, se cache-t-il toujours un gagnant … et un perdant?

Qu’est-ce qui peut justifier un badwill aussi significatif que celui comptabilisé par le Groupe La Poste au titre de la prise de contrôle de CNP Assurances en 2020 ? Le montant s’élève à 4,6 milliards d’euros, enregistré  directement en profit, à comparer au résultat net part du groupe qui s’élève à 2,1 milliards d’euros la même année.

L’analyse de notre cas CNP Assurances se poursuit dans cet Episode 3 de notre Série “Le grand pôle financier public 2020”. La pertinence du traitement comptable du badwill selon IFRS 3 n’est pas ici en question, mais plutôt les interprétations qui pourraient en être faites par un lecteur d’état financier non averti.

Rappelons les faits :

  • Suite aux échanges de titres de CNP Assurances du 4/03/2020 visant à constituer le « Grand pôle financier public » (lire l’épisode 1)

Série Grand Pôle Financier Public 2020, ou le traitement IFRS d’une acquisition par étapes (à surprise)

  • Le Groupe La Poste via La Banque Postale, intègre globalement CNP Assurances et enregistre immédiatement en profit un badwill de 4,6 milliards d’euros (lire l’épisode 2)

Entrée de CNP Assurances dans La Poste en 2020 : un badwill à 4,6 milliards d’euros enregistré directement en profit

Selon IFRS 3 (§34), un badwill est la résultante d’une « opération conclue à des conditions avantageuses » (bargain purchase en anglais). Celle-ci procurant un gain immédiat à l’acquéreur, le badwill doit être comptabilisé en profit à la date d’acquisition. Il est ainsi attribué à l’acquéreur. Il ne peut pas être reporté ou étalé dans le temps.

Dans le cas présent, l’apport des titres de CNP Assurances ayant été effectué respectivement par la Caisse des Dépôts (CDC) (40,9%) et par l’Etat (1,10%), cela reviendrait à reformuler l’opération en ces termes :

Si le Groupe La Poste a réalisé l’acquisition de CNP Assurances « à des conditions avantageuses », alors à contrario, la CDC et l’Etat ont réalisé la cession « à des conditions désavantageuses »…

Le lecteur des états financiers se pose forcément la question : le badwill est-il une bonne affaire ? l’acquéreur réalisant une opération « avantageuse » est-il vraiment gagnant ? le vendeur est-il vraiment perdant ?

Pas si simple de répondre aussi vite. Il faut d’abord se pencher sur certains éléments de technique comptable.

Analyse comptable du badwill selon la norme IFRS 3

Non reconnaissance de passifs dans le purchase accounting

IFRS 3 §35 mentionne que le badwill peut résulter d’éléments négatifs qui n’auraient pas pu être comptabilisés dans le processus de « purchase accounting » au moment de l’acquisition. Par exemple des passifs, dont les faits générateurs ne permettent pas une reconnaissance au bilan, selon les critères comptables définis par IFRS 3 ou d’autres normes.

On pense à des provisions pour restructuration, envisagées mais non annoncées, qu’il n’est pas possible de traduire dans les comptes. Ou des contrats à risque, mais dont les pertes futures ne remplissent pas les conditions de provisionnement des pertes.

Vu de l’extérieur, rien dans le cas présent ne permet d’apprécier ce point.

Autres justifications du badwill

Le badwill sur CNP Assurances pourrait se justifier pour d’autres (mauvaises) raisons :

  • certains éléments d’actifs nets entrés en consolidation du fait de l’intégration globale pourraient être notoirement surévalués dans le processus de purchase accounting,
  • l’évaluation provisoire du badwill en 2020 pourrait être remise en cause en 2021 (techniquement on dispose d’un an calendaire pour éventuellement ajuster les justes valeurs dégagées provisoirement dans le processus d’acquisition).

IFRS 3 (§36) prévoit un réexamen des évaluations avant d’enregistrer le profit. Les comptes étant audités (voir le rapport des CAC dans le DEU 2020), nous écartons ces hypothèses dans l’analyse présente.

Opération forcée

Il se pourrait aussi que le marché dans lequel s’est opérée la transaction ne soit pas libre et ouvert, ou que la vente soit « forcée », ou « sous la contrainte » (IFRS 3 §35). L’appréciation serait ici évidemment très politique.

Sans connaissance particulière du contexte et des rapports d’évaluation dans le cadre de cette opération, il serait aventureux de porter un jugement sur cet aspect.

On note par ailleurs qu’il n’y a pas de distorsion sur le prix des titres CNP Assurances. Ils ont été apportés par CDC et l’Etat en juste valeur au jour de l’opération, à savoir leur cours de Bourse. Et à l’issue du schéma complet de constitution du grand pôle financier, la CDC récupère le contrôle du Groupe La Poste et donc des titres CNP Assurances (moyennant 1 milliard d’euros, voir notre épisode 1). Difficile d’affirmer le caractère perdant ou gagnant de l’opération sans analyses nécessairement plus fines !

Une note annexe devrait justifier le badwill et le profit

La norme IFRS 3 (§B64.) prévoit explicitement cette obligation :

« Informations à fournir dans une acquisition à des conditions avantageuses :

  • i) montant de tout profit comptabilisé et le poste du compte de résultat dans lequel cet excédent est comptabilisé,
  • ii) description des raisons pour lesquelles la transaction a abouti à un profit ».

La justification économique aurait donc pu se trouver explicitement dans les rapports annuels/DEU 2020 des parties prenantes :

  • CDC,
  • Groupe La Poste,
  • La Banque Postale.

Malheureusement, sauf erreur de ma part, je n’ai pas trouvé cette information. Le lecteur des états financiers se voit donc livré à lui-même pour retrouver les raisons qui ont conduit à un profit …. de 4,6 milliards d’euros !

La meilleure réponse vient sans doute des marchés financiers eux-mêmes.

Décote boursière du secteur bancaire et du secteur de l’assurance

Le badwill sur CNP Assurances étant la résultante d’une valeur de titres évaluée au cours de Bourse, plus faible que l’actif net comptable réévalué, il dépend mécaniquement des conditions de marché au jour de l’opération.

Or c’est une décote flagrante des valeurs boursières des entreprises du secteur bancaire et d’assurances qui caractérise le marché en 2020. La tendance est encore d’actualité en 2021. Voir infra la liste des entreprises les plus décotées (incluant CNP Assurances) et l’article de Les Echos/Investir (1).

Mais la décote boursière est-elle pour autant une « bonne affaire » pour l’acheteur, un bargain purchase ? Si vous  achetez des titres d’une société d’assurances, le faites-vous aujourd’hui à des conditions avantageuses ? Le vendeur à des conditions désavantageuses ?

Demandez à votre conseiller en patrimoine, pas à moi ! Le débat reste ouvert.
NB :  je publierai bien sûr les commentaires de nos lecteurs spécialistes des marchés.

La question de la valeur comptable et financière

L’évaluation n’est pas une science exacte. Quelle est la bonne valeur des titres de CNP Assurances ? Différents points de vue s’expriment : comptable, actionnaires, gestionnaire …

La question se posait déjà au 31/12/2019, pour la part détenue et mise en équivalence aux bilans de CDC, du Groupe La Poste et de La Banque Postale. Leur valeur comptable n’y était pas dépréciée, quoique largement supérieure à leur valeur boursière… mais elle-même largement inférieure à leur valeur MCEV (embedded value actionnariale pratiquée dans le secteur de l’assurance) (2).

Non dépréciés comptablement en 2019, ils l’ont été obligatoirement en mars 2020 au jour de l’opération conformément à IFRS 3, pour les ramener au cours de bourse utilisé dans la valorisation des apports.

C’est bien la valeur boursière utilisée dans cette opération, dans un marché financier où la décote est flagrante en 2020 dans le secteur de l’assurance, qui a provoqué en grande partie notre badwill.

Notions de valeur, de gagnant/perdant … une histoire de timing ?

Dernière réflexion, on pourrait aussi s’interroger sur la pertinence de la prise en résultat immédiate de ce type d’opérations, obligatoirement considérées comme « conclues à des conditions avantageuses » selon IFRS 3. Le mode de comptabilisation du badwill devrait-il refléter une vision à plus long terme ? La prise de profit est-elle “court-termiste” ?

On note qu’en principes français (règlement ANC N° 2020.01), le badwill est repris en résultat de manière étalée, sauf si les faits générateurs précis qui l’ont engendré interviennent.

Eternel débat de la reprise progressive du badwill, comme de l’amortissement du goodwill…que nous rouvrirons peut-être un jour dans ce blog.

En conclusion, on notera que la comptabilité, souvent décriée, amène néanmoins toujours à se poser de bonnes questions.

A lire

Prochaine publication :

Episode 4 : Badwill, juste valeur et théorie des vases communicants, la comptabilité magique selon IFRS 3

A lire les précédents épisodes :

Episode 1 : Série Grand Pôle Financier Public 2020, ou le traitement IFRS d’une acquisition par étapes (à surprise)

Episode 2 : Entrée de CNP Assurances dans La Poste en 2020 : un badwill à 4,6 milliards d’euros enregistré directement en profit

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(1) Article Les Echos / Investir 13/05/2020 : à lire

“Avec la chute récente des marchés, certaines sociétés valent moins que leurs fonds propres. Un critère pour dénicher de bonnes affaires, à condition de choisir des entreprises qui resteront bénéficiaires”.

(2) La Note 4.10.2 du rapport annuel de la CDC au 31/12/2019, justifie la valeur de CNP Assurances et de fait, leur non dépréciation :

  • « Le prix coté au 31 décembre 2019 pour un titre CNP Assurances ressort à 17,73 € soit un montant de 3 770 M€ pour l’ensemble des titres détenus directement par la Caisse des Dépôts mis en équivalence,
  • « La valeur MCEV d’une action CNP Assurances, ressort au 31/12/2019 à 29,9 € soit un montant de 6 357 M€ pour l’ensemble des titres détenus directement par la Caisse des Dépôts mis en équivalence ».

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